mercredi 28 août 2013

Educa(sh)tion pour la nation!

par Raymond Blanchard, agent de recherche et projets
Il semblerait qu’on doive s’attendre à une rentrée sur le thème de l’éducation au service des besoins «criants» du marché du travail. La pénurie de main-d’œuvre qualifiée (le «skills gap» ou «skill shortage») ressort de plus en plus dans les discours politiques et économiques sur l’avenir de l’éducation, comme de la nation canadienne. Et ce, tant sur la scène fédérale que provinciale.

Au N-B, le gouvernement Alward a lancé cette semaine sa «stratégie de perfectionnement des compétences», visant à combler l’écart entre les besoins du marché et le nombre de diplômés dans les programmes susceptibles de contribuer à combler cet écart à courte échéance (Radio-Canada). On entrevoit, par exemple, des besoins grandissants en soudure ou en tuyauterie industrielle avec le développement du projet d’oléoduc de la compagnie TransCanada. Il faut, selon le gouvernement Alward et le ministre de l’éducation, de la formation et du travail, Danny Soucy, encourager les jeunes à s’éduquer dans ces domaines.

Il y a un problème majeur à considérer en ces termes la contribution de l’éducation postsecondaire à la société : comme l’a souligné l’article de David Caron ce matin dans l’Acadie Nouvelle (CapAcadie), il y a une différence entre former de la main-d’œuvre et éduquer de futurs citoyens. Cette différence, le gouvernement Alward ne semble pas la saisir, si l’on en juge par l’annonce faite plus tôt cette semaine.

D’entrée de jeu, sa stratégie de perfectionnement des compétences de la main-d’œuvre du Nouveau-Brunswick se limite à la période 2013-2016. On peut difficilement la qualifier de visionnaire. Ensuite, sa philosophie : «s’assurer que les Néo-Brunswickois possèdent les compétences nécessaires pour tirer profit des nouveaux débouchés», laisse entendre que les compétences en question ne vont pas bien au-delà de celles requises dans la construction d’un oléoduc.

L’oléoduc TransCanada, on en a déjà parlé en long et en large, inutile d’y revenir. Cependant, il y a une masse de facteurs qui doivent entrer en jeu si la stratégie du gouvernement Alward doit porter fruit : les nouveaux diplômés doivent être aptes à intégrer la force ouvrière début 2015, quand le début de la construction est prévu; TransCanada doit être ouverte à l’embauche de travailleurs nouvellement formés et inexpérimentés; elle doit aussi être disposée à embaucher de la main-d’œuvre locale, c’est-à-dire de ne pas puiser à même ses ressources humaines actuelles les spécialistes dont elle a besoin pour s’assurer d’une construction efficace, rapide (donc : économique) et sécuritaire.

TransCanada doit également être disposée à investir des sommes importantes dans la formation continue de ces nouveaux employés, de même qu’à accepter les délais engendrés par la période d’apprentissage sur le site de travail, la réparation des erreurs inévitables des travailleurs encore «verts», des accidents de travail dont le risque est plus élevé avec des travailleurs non-expérimentés, etc.

Et après tout cela, il faut encore que les emplois créés se poursuivent au-delà de la période de construction de l’oléoduc qui, comme on le sait, génère peu d’emplois à long terme en tant qu’infrastructure passive.

Ce sont les principaux obstacles à la stratégie du gouvernement, à première vue. Il faut admettre qu’il ne s’agit ici que de réflexions fondées sur le gros bon sens, et que nous n’avons pas devant nous les détails spécifiques de l’entente de construction (ou d’opération) de l’éventuelle infrastructure –si un tel document existe. Et espérons que oui parce que sinon, on va se retrouver avec un paquet de Néo-Brunswickois éduqués ici et qui doivent aller prêter leur expertise à des compagnies ailleurs au Canada ou en-dehors du pays. Un peu comme maintenant.

Et la stratégie (GNB) ne se limite pas au postsecondaire : dès la 9e année, le gouvernement compte informer les élèves «des secteurs prioritaires de croissance pouvant mener à un emploi éventuel, et des exigences d’études postsecondaires».

Problème à l’horizon : il faut que ces prévisions tiennent la route pour un minimum de trois à cinq, au cours desquels des individus déjà en formation auront eu le temps de combler au moins en partie les besoins du marché. Autre problème, une partie de la stratégie vise l’attraction et la rétention d’immigrants hautement qualifiés, qui vont venir combler à leur tour une part des positions supposément vacantes.

Quand on propose de former «des diplômés qui arrivent sur le marché du travail […] prêts à effectuer les tâches pour lesquelles ils ont été formés [et qui] doivent pouvoir répondre aux besoins actuels du marché et […] aider nos entreprises et notre secteur public à faire preuve d’innovation», on prétend pouvoir prédire les besoins futurs du marché, ce qui tient de l’aberration.

L’économiste Dan Drummond discrédite d’ailleurs la rhétorique conservatrice (fédérale) sur la pénurie de main-d’œuvre qualifiée (Toronto Star), qu’il juge dépourvue de toute évidence crédible. Ses arguments? Statistique Canada compte 6.3 ouvriers pour chaque position vacante au pays : cela suggère en effet un surplus de travailleurs et non une pénurie au plan des qualifications. Il rajoute qu’il n’existe pas de hausse marquée des salaires dans les domaines hautement spécialisés : si le manque était si criant, les compagnies s’arracheraient le «peu» de main-d’oeuvre qualifiée à prix d’or. Drummond fait aussi valoir qu’Ottawa est tout bonnement incapable de prévoir avec précision les besoin du marché de l’emploi car ses méthodes sont biaisées et ses sources peu fiables.

L’économiste estime possible, à ce stade, que la Subvention canadienne pour l’emploi, pièce maîtresse du plan d’action économique du gouvernement Harper, soit fondée sur une fausse prémisse. Ce ne serait pas une première pour les Conservateurs, qui ont augmenté les mesures de sécurité en raison d’une hausse des «crimes non-rapportés», alors que le taux de criminalité au pays était en baisse, aboli le formulaire long du recensement parce qu’il avait reçu la plainte de 10 000 citoyens disant qu’il constituait une violation de la vie privée alors que seulement 27 plaintes ont été enregistrées, et entraîné le pays dans le fiasco des F-35 en affirmant qu’il était le seul avion répondant aux besoins militaires du Canada, ce qui était -au mieux- une affirmation discutable.

Alors voilà, la stratégie du gouvernement Alward, en prônant un système d’éducation au service de l’industrie (en favorisant les programmes STEM (Sciences, Technologies, Génie et Mathématiques) ne semble pas innover durablement en fait d’éducation, en misant sur le court terme. S’il y a quelque chose que ce gouvernement nous a prouvé au fil de son mandat, c’est qu’il est plutôt tiède à l’idée de faire de grandes dépenses en fait d’infrastructures, et que les compagnies de l’extérieur ne font certainement pas pied-de-grue devant notre porte pour le faire à sa place.

Le but du gouvernement doit être en partie de retenir ici les gens formés ici. Je ne vois tout simplement pas cela arriver avec la route qu’il nous propose. Et cela, c’est sans parler de tout le pan de l’éducation postsecondaire qui risque d’être laissé pour compte et de dépérir au fil des quatre à cinq prochaines années. Tous les domaines des sciences humaines, des sciences sociales, des arts… quel genre de réflexion poseront-nous sur notre société si on y dévalorise les travailleurs de l’esprit?

Mais voilà, la stratégie est lancée. Les collèges communautaires de la province renippent leur image en prévision de l’afflux de nouveaux étudiants (CapAcadie) et il existe même un groupe étudiant provincial pour apporter son soutien à la stratégie obscurantiste (on troque l’éducation pour la formation, ventrebleu!) du gouvernement Alward. Le 27 août, l’AÉNB a publiquement applaudi l’initiative sur son site web (AÉNB). Venant d’un organisme ne représente que les étudiants –et pas tous je vous l’assure!- du créneau universitaire, cela a quelque chose de surprenant.

Il demeure que, peu importe les incohérences qui parsèment tout ce dossier, le discours qui l’accompagne est symptomatique de quelque chose de beaucoup plus grave qu’une stratégie bâclée; c’est l’asservissement progressif de l’éducation postsecondaire (ainsi que primaire et secondaire, éventuellement) aux besoins, mêmes imaginaires, du marché.

L’éducation postsecondaire devient, plus que jamais, un produit. Ce que les institutions cherchent à vendre promouvoir à leurs clients étudiants prospectifs, c ‘est la garantie d’une éducation qui leur donne accès à un emploi –de préférence bien rémunéré- en bout de parcours.

Ce qu’on cherche à vendre aux Canadiens, avec des articles comme celui-ci par exemple (CBC), qui deviennent de plus en plus fréquents, c’est que le problème, à la base, c’est pas que l’éducation postsecondaire soit trop dispendieuse, mais que les étudiant(e)s ne choisissent pas des domaines qui leur garantisse un emploi bien rémunéré.

En nous montrant des exemples pathétiques d’étudiants qui occupent des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés, et en nous rabâchant les oreilles avec les domaines d’études offrant le meilleur retour sur l’investissement, assortis de statistiques déprimantes sur l’état de l’emploi chez les nouveaux diplômés (le tout est fondé sur un rapport récent de la CIBC) on tâche de convaincre la jeunesse canadienne que ce n’est pas tant ce qu’ils veulent faire de leur vie qui compte, ni l’impact qu’ils veulent avoir sur le monde qui les entoure et leur communauté, non; ce qui compte c’est combien cela leur rapportera.

Au Canada, c’est de la formation qu’on veut, plus de l’éducation. Pire encore, on tente de vous vendre cette salade en vous disant que c’est pour votre bien, que vous devriez choisir votre domaine d’études selon les besoins du marché et la possibilité de retour sur votre investissement. Pas selon vos intérêts, votre passion ou vos forces.

On cherche à faire des étudiants qui ne seront non plus des individus aptes à transformer le marché, mais des éléments préfabriqués qui s’y insèreront sans accrochages, pour perpétuer le mouvement de la machine tel qu’il existe et doit continuer à exister.

Le postsecondaire transfiguré en manufacture. Ce serait trop triste.

Heureusement, s’il y a une chose que les statistiques de la CIBC peuvent nous démontrer qui soit utile, c’est que la stratégie ne fonctionne qu’à moitié.

Il y a encore, heureusement, des gens qui sont capables de valoriser l’éducation pour ce qu’elle apporte à l’individu, non pas uniquement d’un point de vue financier, mais d’un point de vue personnel, formatif et évolutif. Pour ce qu’elle permet d’apprendre sur soi-même, sur l’impact qu’elle a sur le développement de la personne et de la pensée, sur la possibilité d’avoir des diplômés oeuvrant avec conviction dans un domaine qui les passionne. Et si c’est la tuyauterie ou la soudure, tant mieux!

1 commentaire:

Eric A a dit…

Merci Raymond, très bien écrit.