vendredi 9 août 2013

Projet Énergie Est de TransCanada : 3) l’aspect social

par Raymond Blanchard, agent de recherche et projets
On en vient enfin à l’impact qu’aura le projet Énergie Est sur la société néo-brunswickoise. D’entrée de jeu, les gains projetés pour l’ensemble de la population sont liés au réinvestissement des revenus supplémentaires acquis sous forme de redevances, ainsi qu’à la création d’emplois (surtout dans la région de Saint-Jean).

Il ne faut certes pas négliger l’importance de l’injection prévue de fonds dans l’économie du N-B, au sujet de laquelle le premier ministre Alward a déclaré :

«Ensemble, nous saisissons une opportunité sans précédent de créer des emplois pour nos travailleurs, d’établir des bases plus solides pour l’économie de nos communautés, et de financer l’éducation, les soins de santé et les programmes sociaux que les familles méritent (traduction libre)» (CBC)

Certes, il existe la possibilité de créer quelques 2000 emplois durant la construction de l’oléoduc, soit pour une période de 18 à 24 mois : Alward se réjouit de pouvoir rapatrier nos travailleurs et citoyens exilés… pour deux ans. Il ouvre d’ailleurs sa récente (et controversée) pub télé partisane diffusée aux frais des contribuables avec cette affirmation (CBC à 0 :30).

Tout au plus, l’augmentation de l’approvisionnement à la raffinerie Irving de Saint-Jean et l’agrandissement projeté de ses infrastructures pourrait créer «quelques centaines» d’emplois par la suite. Alward a déclaré à la CBC qu’il souhaitait obtenir un maximum de plus-value pour le N-B sur le brut transporté par l’oléoduc : y aura-t-il (peut-il y avoir?) des mesures concrètes prises en ce sens? On verra.

L’oléoduc tel que projeté aura une capacité de 1,1 millions de barils par jour; à l’heure actuelle, le Québec en importe 400 000, et le Nouveau-Brunswick, 700 000. Sauf qu’il y a également d’autres terminaux et raffineries le long du tracé et que Saint-Jean se trouve tout au bout de la ligne. Ne va-t-on ramasser que des miettes?

Tiens, parlons-en du tracé : la seconde étape du projet Énergie Est (après l’approbation du Conseil de l’énergie du Canada) est de tenir des consultations publiques pour établir l’emplacement de l’oléoduc. Précisons que TransCanada n’a pas l’intention d’acheter les terres où passeront ses canalisations, préférant négocier des droits de passage (Radio-Canada). Cela suscite des inquiétudes quant à la responsabilité en cas de déversement ou de bris de l’équipement : le site web de la compagnie se veut toutefois rassurant à cet égard.

Il y a fort à parier qu’il sera à l’avantage des propriétaires de s’improviser inspecteurs sur leur bout du tuyau!

Des terrains agricoles et forestiers (pour la majorité) seront coupés en deux par l’oléoduc, ce pour quoi les propriétaires souhaitent être indemnisés, du moins au Québec. Il faudra pousser mais pousser égal, car en 2005 Ultramar a obtenu par le biais de la législation québécoise le droit d’exproprier sur les terres où doit passer l’oléoduc Saint-Laurent, créant un précédent dans la province (Radio-Canada). Pas de législation du genre ici pour l’instant; de toute manière le tracé suggéré passe majoritairement sur les terres de la Couronne. Au N-B, les inquiétudes ont surtout été formulées à l’égard de la protection des réserves d’eau potable.

À cette étape du projet, l’oléoduc pourrait longer les lignes à haute tension d’Hydro-Québec, puis celles d’Énergie N-B. Ce tracé placerait l’oléoduc à environ 2km de la source d’eau de la municipalité d’Edmundston; le maire Cyrille Simard a déjà souligné ce problème aux responsables. Jusqu’ici, rien de majeur, rien que ce bémol. Toute la région du bassin-versant du fleuve Saint-Jean sera cependant vulnérable en cas de déversement (Radio-Canada).

Dans une région (et j’utilise le terme au sens large en raison des courants marins) où la pêche et l’aquaculture constituent un secteur important de l’économie, tout déversement de pétrole dans la Baie de Fundy pourrait avoir des conséquences désastreuses. Les fortes marées de la Baie de Fundy accélèreraient la dispersion du pétrole dans les eaux et rivières avoisinantes (Fundy Tides). Imaginez un déversement sur le mode «turbo BP»; c’est pas du joli…

Conséquences écologiques, ainsi qu’économiques, certes, mais également sociales : le mode de vie, la mentalité caractéristique à la région de l’Atlantique repose en large partie sur la relation avec la mer. Comme celle de la côte louisianaise, et on sait combien la catastrophe de 2010 a affecté cette région (Google).

Sans la mer, l’Atlantique serait quoi? Comment se définirait-on? Et avec une rivière espresso plutôt que chocolat, qu’adviendrait-il de Moncton?



Mais revenons à la création d’emplois, qui est toujours le fer de lance des Conservateurs dans la promotion de projets. Barack Obama a récemment rejeté un autre projet d’envergure lié aux sables bitumineux albertains, le pipeline Keystone XL, sur la base qu’une fois construit l’oléoduc ne créerait que 50 à 100 emplois (CBC). S’ajoutent d’autres considérations environnementales, au nombre desquelles les quantités massives de GES émises par les pétrolières exploitant la ressource (CBC). Mais si Keystone XL représente –à long terme- 50 à 100 emplois pour un pipeline de 2700 km, qu’en sera-t-il de l’oléoduc proposé au N-B, qui ne représente, au mieux, qu’un peu plus de 500 km?

Les emplois à long terme créés par le projet seront presque entièrement à la raffinerie de Saint-Jean. C’est donc la région de Saint-Jean qui va en tirer le plus grand bénéfice. Le premier ministre Alward voit déjà le N-B comme «le prochain centre énergétique de l’Amérique du Nord (pense-t-il au gaz de schiste?) et Saint-Jean, son point d’ancrage» (Radio-Canada). Il faut demeurer réalistes, selon la maire d’Edmundston Cyrille Simard : malgré l’annonce de nombreux emplois durant la construction, les oléoducs ne sont pas des infrastructures qui créent beaucoup d’emplois à longue échéance. Pour le reste de la province, Alward laisse entendre qu’il a l’intention de mieux financer l’éducation, le système de santé et les programmes sociaux…

Le reste de la province, qui sera vraisemblablement laissé derrière dans tout cet élan économique, ne doit s’attendre qu’à de meilleures mesures de réduction de la pauvreté et, si la chance est de notre côté, des améliorations en santé et en éducation. Mais vu la récente tendance à l’austérité et aux compressions dans ces deux secteurs des investissements majeurs seraient non seulement étonnants, mais régressifs en raison des nombreux remaniements déjà effectués ou planifiés. Et quant à rapatrier nos travailleurs, pour l’avoir fait moi-même pendant une année, Saint-Jean, ça reste un exil.

Dans les faits, on risque surtout d’augmenter l’inégalité socioéconomique entre le Nord et le Sud de la province. Même le nord-ouest, par où passera l’oléoduc, ne doit pas s’attendre à de grandes retombées, ou du moins pas directes. Au mieux, c’est-à-dire si les emplois sont en quantités suffisantes –à long terme- les régions se vident pour aller travailler dans le Sud-Ouest, au lieu de L’Ouest tout court.

Alward semble placer l’éducation en tête de liste des secteurs à mieux financer –ce qui est logique car présentement le statu quo (sans indexation) au niveau du financement équivaut à des baisses du financement- mais il reste à savoir ce qu’il a en tête. Premièrement, il y a un clair besoin au niveau des garderies, comme dans le secteur de l’enseignement ressource et des assistant(e)s en éducation. Et nous avons déjà longuement discuté des investissements qui s’imposent au niveau postsecondaire, et sans doute en parlerons-nous encore.

Terre-Neuve, par exemple, utilise une partie des redevances pétrolières pour financer l’éducation postsecondaire. Les droits de scolarité y sont gelés depuis 2005 à leur niveau de 1997 : 2550$ par année.

Si on regarde l’effet qu’ont eu les revenus des sables bitumineux en Alberta, on constate à quel point l’afflux de fonds a permis à la province d’accumuler des richesses : des redevances de 3,7 milliards$ en 2010-2011, et des sommes projetées de 350 milliards$ en redevances, à quoi s’ajoute 122 milliards$ en revenus de taxation au cours des prochains 25 ans (Alberta Oil Sands). Ces revenus contribuent à financer plusieurs services publics dans la province (qui reste par ailleurs vague sur ces chiffres). On comprend aussi pourquoi la province est si enthousiaste à l’idée d’accéder aux marchés mondiaux, ce qui permettrait de gonfler le prix du baril de brut albertain.

De plus, le secteur pétrolier emploie 151 000 personnes en Alberta, dont une forte quantité d’Autochtones. Les sables bitumineux à eux seuls comptent la moitié de ces emplois, et il est prévu que leur nombre atteigne 905 000 (dont 126 000 en-dehors de l’Alberta) en 2035… Difficile de croire que l’exode de nos populations vers l’Ouest va cesser avec l’arrivée de l’oléoduc, je dirais. Pas au rythme auquel augmente la population canadienne en tout cas.  En Alberta, aucun doute, le projet Énergie Est n’a pas été difficile à vendre!

Et, parlant d’Autochtones, les Premières nations s’opposent généralement  aux projets de ce genre. L’exploitation et le transport des ressources naturelles menacent souvent des terres ancestrales liées à la chasse et la pêche, deux activités de subsistance qui sont garanties aux Autochtones par les Traités. Et, devons-nous l’ajouter, de moins en moins de lois fédérales protègent l’environnement (et particulièrement l’eau) quand il est question d’exploiter les ressources naturelles tirées du sol canadien. Les Traités sont le dernier rempart face à l’industrie.

Les premières nations du N-B s’attendent d’ailleurs à ce que leurs conditions soient remplies avant que le projet Énergie Est puisse aller de l’avant (CBC). Dans la conjoncture actuelle, issue du mouvement «Idle No More» de l’an dernier -au terme duquel les Autochtones se sont heurtés au silence d’Ottawa quand ils ont revendiqué de meilleures conditions de vie pour les leurs- on est en droit de s’attendre à de nombreuses disputes et manifestations avant l’établissement du tracé final. Pas besoin d’aller à Ottawa pour jauger le mécontentement des Autochtones : allez seulement faire un tour du côté d’Elsipogtog (Route 126), où la résistance est forte contre l’exploitation du gaz de schiste (Radio-Canada).

Il faut cependant reconnaître que la ressource (en Alberta comme ici) est là, qu’elle a de la valeur, et qu’il y a certainement un incitatif (c’est-à-dire pas seulement un bénéfice pour le secteur privé) à l’exploiter. Par contre –et c’est là que le raisonnement de groupes comme Équiterre sonne juste- les réserves totales de pétrole albertain, bien que massives, ne sont pas éternelles. Or, si la ressource ne peut que diminuer, pourquoi le gouvernement fédéral tarde-t-il à établir une stratégie énergétique fortement axée sur le développement des énergies renouvelables (tu veux parler d’innovation? ben quin!), tout en gérant l’exploitation sécuritaire et (éco)responsable des ressources naturelles qui font la richesse de ce pays.

Et côté gaz de schiste, rien ne prouve que les ressources soient suffisantes pour justifier les coûts (et les risques) liés à l’extraction. Les avis diffèrent certes sur les quantités exploitables, et il y a lieu de douter que ce soit Craig Leonard (ministre de l’Énergie) qui ait les données justes (Radio-Canada).

Bref, une dernière question persiste, à laquelle il n’y aura réponse qu’après la mise en opération de l’oléoduc, en 2018, et l’éventuelle développement –ou non- d’une industrie du schiste : combien?

La réponse, on la devine facilement car c’est toujours la même : moins qu’on pense. MAIS : est-ce tout de même mieux que rien? Et à quel prix, à quel impact sur notre environnement et les vies de nos citoyens? Faire un pas de l’avant pour en prendre deux de l’arrière, c’est malheureusement une tendance quasi-historique au N-B : pensons à long terme.

Targuez-moi de pessimisme, mais je lis, j’écoute, et tout ça me semble trop beau pour être vrai. Des profits au privé ET des investissements en éducation, en santé et dans les programmes sociaux? Et subitement Irving va payer la note?

Hmmm.

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